Dans la tradition islamique, l’hégire (la hijra) – littéralement « émigration », « exil », « rupture », « séparation » – désigne le départ du prophète Mohamed et de plusieurs de ses compagnons de La Mecque vers Médine, en 622 pour échapper à la persécution dont ils étaient victimes.
Aujourd’hui, la hijra s’utilise principalement pour parler du départ d’un pays dont on se sent victime vers un pays où on se sent libre religieusement.
Pour le moment il n’existe aucune étude sérieuse sur la question mais le phénomène semble prendre de plus en plus d’ampleur à tel point que l’Université de Lille (Nord) en France a décidé de se pencher particulièrement sur la question.
Ainsi, sur le site français d’information Mediapart, le 27 avril dernier, les chercheurs de l’université appellent ces « musulmans français » à témoigner. En effet, l’objectif de l’université est vraiment de séparer « la hijra » pour des raisons religieuses de « l’expatriation » pour des raisons économiques.
Les résultats de l’enquête ne seront pas connus avant plusieurs mois mais, en tout cas, de plus en plus de musulmans ont déjà sauté le pas et s’apprêtent à le faire. Leurs points communs : ils dénoncent un climat délétère et hostile aux musulmans. Ils estiment que leur vie est empoisonnée par la montée de l’islamophobie.
Le déni par le gouvernement français voir le soutien à l’islamophobie ne fait qu’accentuer le processus.
La hijra politique vers la Turquie
Il faut tout d’abord distinguer la Hijra politique de la hijra djihadiste. En effet, il ne faut pas confondre le départ de quelques « illuminés » vers des zones de guerre comme la Syrie pensant mener une révolution permanente pour créer un environnement islamique.
En l’occurrence, la hijra politique concerne le départ vers un pays où un système politique existe avec une certaine stabilité.
Et dans cette volonté de départ, la Turquie reste, malgré toute la diabolisation dont elle fait l’objet, une destination favorite. Il est vrai que les Français d’origine turque préfèrent essentiellement la Turquie, mais une grande partie des musulmans souhaitent aussi se rendre en Turquie.
Pour le constater, il suffit d’aller faire un tour sur les pages Facebook des groupes francophones en Turquie. Des milliers de personnes rejoignent ces groupes pour se faire une idée de la vie en Turquie et pour essayer d’avoir des informations dans l’objectif de s’installer ou d’aller faire des études. Un grand nombre d’entre eux ne parlent pas un seul mot turc, ce qui illustre parfaitement l’espoir que la Turquie suscite.
Pourquoi ils s’installent en Turquie ?
L’Agence Anadolu a souhaité rencontrer ces Français qui ont sauté le pas ou qui se préparent à le faire.
Tout d’abord, nous avons rencontré Hava KAYAHAN, 33 ans, mariée et maman d’une petite-fille de 2 ans. Née à Bonneville en Haute-Savoie, Hava a grandi à Evreux dans la région parisienne. Cette jeune maman n’avait pas pour objectif de faire sa hijra en Turquie, mais des événements successifs lui ont fait sauter le pas en 2015.
Tout a commencé le jour où son professeur à l’université lui a demandé « d’enlever son voile » alors qu’aucun règlement n’interdisait le port du voile. Elle voyait aussi dans le regard de certains autres professeurs « un mépris à cause de son voile sans qu’ils l’expriment vraiment ».
Alors qu’elle avait refusé de le faire et que l’incident l’avait beaucoup marquée, elle participe à un concours, destiné aux étudiants turcs de France, organisé par le Ministère de la culture et du tourisme de la Turquie, et gagne un voyage de 10 jours.
« Ce voyage a été un tournant pour moi, je suis tombée amoureuse de mon pays d’origine », se souvient la jeune femme qui avait plus vécu en France qu’en Turquie.
De retour dans l’Hexagone, elle va à l’université « pour récupérer son diplôme de licence en biologie et biochimie moléculaire ».
« Pourtant », précise la jeune femme « croyez-moi, je ne porte ni le niqab, ni le jilbab, qu’ils trouvent excessifs ».
Elle décide de sauter le pas en 2015
Marquée par les insultes et le stress de ne pas trouver d’emploi, l’idée d’émigrer en Turquie commence à prendre forme. Malgré ses qualifications, deux postes qui lui conviennent parfaitement lui sont refusés.
C’est à l’été 2015, lorsqu’elle se trouve en vacances à Kayseri (centre) avec sa mère que « l’idée de ne plus retourner (en France) émerge ». Rapidement elle trouve un emploi dans un centre d’appel francophone et s’installe en Turquie.
Sa mère étant retournée en France, « elle s’occupe de tout, toute seule, loue son appartement avec le soutien financier de ses parents ».
En parallèle, elle explique qu’elle a aussi donné « des cours de français et fait de la traduction ». D’ailleurs, aujourd’hui, elle est devenue traductrice assermentée et a déménagé à Ankara, la capitale turque, en 2018.
Elle souhaite surtout préciser qu’elle « n’a aucun regret ». Elle remercie surtout ses parents « qui ont été compréhensifs et qui ont respecté ses choix ».
C’est aussi en Turquie qu’elle rencontre son mari avec qui elle a une petite fille de deux ans.
« Je vis librement avec mon voile, je peux prier où je veux, quand je veux, sans que personne ne me critique. J’aime la Turquie », se réjouit-elle.
« J’aime la France mais je n’en peux plus »
Yann Beaugendre, 42 ans , est marié et père de deux enfants de 9 et 19 ans. Depuis quelques années, il prépare aussi son départ vers la Turquie. Il attend la fin de la pandémie pour se lancer. Contrairement à d’autres, il avoue « n’avoir rien préparé et va se lancer directement dans cette hijra». En France, il est conducteur d’engins agricoles, il n’a pas de problème d’emploi mais « ne supporte plus que sa religion et son prophète soient insultés ».
« Alors j’ai décidé de faire la hijra dans un pays qui n’a rien contre mes convictions religieuses et à qui je pourrais faire profiter mes compétences professionnelles », explique le père de famille. Pour lui, il n’y aucun doute que ce pays soit « la Turquie, un magnifique pays vraiment beau ».
Conscient qu’il allait rencontrer des problèmes, notamment la barrière de la langue, il souhaite d’abord aller tout seul afin de « préparer le terrain pour sa famille en trouvant du travail et un logement ».
« Je ne suis pas matérialiste, je n’ai pas besoin du confort que j’ai en France, un toit et un salaire pour pouvoir nourrir ma famille me suffisent », explique Yann qui est « Français de souche » comme le disent certains.
Comme lui, toutes les personnes qui s’installent en Turquie se plaignent du climat socio-politique en France. Elles tiennent à préciser qu’elles aiment la France et qu’elles sont reconnaissantes pour ce qu’elle leur a donné. Mais, force est de constater que pour elles le « climat a bien changé depuis l’élection de Nicolas Sarkozy puis surtout avec Emmanuel Macron ».
Elles craignent que tous les partis, « à force de courir derrière les voix de l’extrême droite vont non seulement ouvrir le pouvoir à l’extrémisme mais vont rendre la France invivable ».
La hijra pour étudier avec son voile
D’autres Français, notamment des étudiantes, sont partis en Turquie pour faire des études dans des domaines qu’ils ne pourront jamais faire en France avec le voile. Ainsi, Kubra, 22 ans est partie en Turquie il y’a deux ans pour faire des études en théologie islamique. Elle voulait retourner à Charleville-Mézières mais désormais « il est hors de question pour elle de le faire avec un gouvernement pareil ».
De son côté, Hanisa, la Strasbourgeoise de 19 ans souhaite faire des études en médecine. Elle est venue en Turquie lorsqu’elle avait 14 ans avec sa famille. « Au départ, la France me manquait mes amis me manquaient, le fromage me manquait », plaisante la jeune fille.
Elle explique qu’elle s’est toujours réconfortée en disant « que ça allait s’arranger et que les politiques allaient réagir ». Mais, elle constate amèrement que rien ne s’arrange. « Je n’oublierais jamais ce jour où ma professeure d’allemand m’a humiliée à cause de ma jupe trop longue », se remémore la jeune fille qui n’envisage d’aller en France que « pour les vacances ».