Mediapart publie le témoignage exclusif d’un policier du commissariat d’Aulnay-sous-Bois. Selon lui, certains de ses collègues étaient habitués aux dérapages qui ont conduit à « l’affaire Théo ». Notamment les quatre agents mis en examen pour les violences et le viol subis par le jeune homme. Des anciens leur avaient recommandé à plusieurs reprises « d’y aller moins fort ».
La voix est claire, ne tremble pas. Les mots n’hésitent pas lorsqu’il s’agit de porter des accusations sur ses collègues. « Si le viol est avéré, il faut qu’ils prennent 20 ans ferme ! Que les jeunes n’aient pas l’impression que les policiers bénéficient de passe-droit. Qu’on puisse repartir dans la rue faire notre métier sereinement. » Serge est un vieux poulet. Son prénom est d’emprunt. On ne donnera pas son grade, ni son ancienneté dans la police, ni même celle au sein du commissariat d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
Il fait partie de la centaine de policiers qui composent l’effectif dans l’œil du cyclone depuis que « l’affaire Théo » a éclaté. Du nom de ce jeune homme de 22 ans grièvement blessé lors d’un contrôle d’identité ayant dégénéré, le jeudi 2 février, à proximité d’un point de vente de stupéfiants dans le quartier de la Rose-des-Vents, également appelé« la cité des 3 000 ».
Des pratiques habituelles !
« Nos collègues avaient le droit d’interpeller Théo, ils avaient un motif légitime, croit savoir Serge. Mais pas le reste… » L’agent raconte la mare de sang – découverte une fois la housse enlevée – qui avait imprégné la mousse de la banquette arrière du véhicule de la BST. Sans émotion apparente, Serge évoque les auteurs présumés du viol et des violences. Des propos pourtant lourds de conséquences. « L’équipe qui est mise en cause dans cette histoire, cela fait des années qu’elle fait ça… J’ai vu et entendu des officiers de police judiciaire passer leur temps à leur dire d’y aller moins fort. C’étaient vraiment des habitués. Dès qu’ils sortaient du commissariat et qu’il n’y avait plus d’autorité derrière eux, ils s’imaginaient être les maîtres dans la rue. Ils faisaient ce qu’ils voulaient, quoi ! Le plus vieux, il n’avait que sept ans de police. On les a un peu lâchés dans la nature…»
Le vieux poulet décrit un groupe accro à l’adrénaline, à la castagne. « Ils aiment se battre, casser des gens. C’étaient toujours les premiers à se ruer dans les cellules lorsqu’un gardé à vue pétait un plomb ou se rebellait. L’un d’eux, un brigadier, était particulièrement violent. Je l’ai vu avoir des gestes déplacés au poste, menacer des hommes menottés au banc : ‘‘Toi, on va t’éclater !” Et, à chaque fois que des jeunes se plaignaient, c’était cette équipe-là. »
Des affaires antérieures !
Dans un témoignage publié par l’Obs, Mohamed K. a raconté avoir été passé à tabac par ce même groupe, une semaine avant son ami Théo. « Ils me frappent, coups de pied, coups de poing au visage, dans le ventre, dans le dos, je saigne parce qu’ils m’ouvrent le crâne, je leur dis que je suis essoufflé, ils me traitent de ‘‘sale Noir”, de ‘‘salope’’, ils me crachent dessus. […] Un des policiers me braque à bout portant avec son Taser, et me dit ‘‘laisse-toi faire ou je te tase !’’ […] Les agents me menottent, me balayent au sol, m’écrasent la tête, me donnent des coups de genou dans les yeux, je voyais mon sang au sol, j’essayais de ramper. »
Un commissaire bagarreur !
Lorsqu’il arrive en janvier 2014, le commissaire divisionnaire Vincent Lafon fait le ménage. Au fur et à mesure, il remodèle le commissariat, crée une brigade de soutien de quartier (BSQ) et la BST. Il imprime sa marque et, d’après Serge, privilégie « la tenue », le SSP. Surtout, ses unités chargées d’« aller au contact ». Ces deux dernières années, toutes les recrues auraient été affectées aux BST, BSQ et BAC, au détriment de police secours et du SAIP.
Âgé alors de 40 ans, ancien boxeur, le commissaire divisionnaire ne dédaigne pas donner du coup de poing aux côtés de ses hommes lorsque cela chauffe. « Tu aurais vu le Vinc’, il leur est rentré dedans ! », racontent ceux qui étaient de permanence à ceux qui les remplacent. « On n’avait jamais vu ça, un divisionnaire sur le terrain à nos côtés… », souffle encore Serge.
Le policier, déjà cité, d’une BAC voisine nous avait raconté avoir servi à l’occasion sous les ordres du commissaire Lafon. Ses propos confirment ceux de Serge : « Il est aimé de tous les flics du 9-3. C’est un des rares tauliers [“commissaires” en langage policier – ndlr] présents à nos côtés sur les interpellations. Et après, il n’hésite pas à nous donner des conseils s’il estime qu’on aurait pu mieux agir. » « Par ailleurs, ajoute Serge, on n’a jamais eu de patron aussi sympa que lui, aussi accessible. Sa porte nous est toujours ouverte. Il est proche de ses troupes. »
Un dernier élément de sa biographie parachève sa popularité auprès de ses hommes. Élément qui peut sembler paradoxal tant, depuis que L’Humanité a révélé ses antécédents judiciaires, sa condamnation à un an de prison avec sursis dans le cadre de l’affaire dite « de l’enjoliveur » colore d’un (mauvais) jour nouveau l’affaire Théo.
Il y a 13 ans, la brigade anticriminalité de nuit (la Bac N) de Paris dérape. Rattrapé à l’issue d’une course-poursuite durant laquelle il avait renversé deux policiers et blessé un troisième, un chauffard est « extrait de l’habitacle [de son véhicule] et tabassé, il finit sur le goudron, pantalon et slip baissés, un cerceau d’enjoliveur entre les fesses ». Alors chef adjoint de la Bac N et resté passif face aux agissements de ses hommes, Vincent Lafon sera condamné pour « abstention volontaire d’empêcher un délit » et « complicité d’établissement d’une attestation ou d’un certificat inexact », en l’espèce la rédaction d’un procès-verbal – dont il a toujours contesté être l’auteur – qui attribuait l’interpellation du chauffard (et donc les sévices commis par la suite) à un autre service que la Bac N.
Le commissariat fait du chiffre. Et en la matière, il y a une concurrence entre les unités préférées du commissaire. « Les BST et les BAC se tirent la bourre, raconte Serge. C’est à qui a fait le plus de crânes [interpellations, en argot policier – ndlr] dans le mois. Entre eux, ils roulent des mécaniques. On les entend parler de leurs interventions, ils en jubilent. ‘‘T’as vu comment j’ai fait le dérapage ?! T’as vu comment je l’ai serré ?!’’ »L’agent décrit une course à l’armement entre brigades spécialisées. « Ils s’équipent comme des porte-avions, arborent des petits couteaux à la ceinture, ce qui n’est absolument pas réglementaire… Mais ils s’en moquent, ils se sentent soutenus et protégés. »
Par Mustafa Y.