Le dimanche 1er novembre 2015 avaient lieu en Turquie, les élections législatives qui ont abouti à la victoire du parti musulman-démocrate de l’A.K.P. En récoltant environ 50% des voix, le parti emmené par son chef le Premier-Ministre Ahmet Davutoglu a signé une importante victoire et nourri dès maintenant l’espoir d’une relance économique et politique.
Le pays était le théâtre d’attentats réguliers depuis plusieurs mois, suite aux résultats des précédentes élections législatives du 7 juin 2015 ayant mené à une instabilité politique dangereuse. Les formations politiques ne s’étant pas entendues sur la formation d’un gouvernement de coalition, des élections anticipées ont dû être organisées. Les résultats pourront et seront abondamment commentées au regard des résultats des quatre formations qui seront représentées à l’Assemblée Nationale. Les médias nationaux et internationaux s’en donneront à cœur joie sans doute. Cependant un article paru sur Le Monde a attiré mon attention. L’auteur affirme : « Au moment où le HDP gagnait en légitimité, fort de son bon score (13 %) aux législatives de juin, la rébellion kurde tombait dans le piège tendu par l’AKP, celui du recours à la violence. », (Le Monde, En Turquie, le triomphe d’Erdogan, 2.11.2015). C’est un exemple flagrant, dans le meilleur des cas de la lecture erronée des événements en Turquie, dans le pire des cas de l’incompétence et l’insuffisance de la presse française quand il s’agit d’effectuer une lecture de la politique internationale.
C’est une maladie récurrente, une erreur tellement répétée que le lecteur avisé se demande s’il n’y’a pas une certaine malhonnêteté dissimulée. Tout d’abord, pourquoi le HDP aurait un besoin de gagner en légitimité ? Deux réponses peuvent y être apportées : soit parce qu’il est véritablement un parti réservé aux Kurdes de Turquie et qui n’a toujours pas atteint la maturité nécessaire pour mener une politique pour l’ensemble de la Turquie en choisissant de rester sur une ligne exclusivement kurde ; soit parce qu’il n’a toujours pas réussi à établir une démarcation nette entre lui-même et le P.K.K., organisation terroriste à l’origine du terrorisme qui frappe la Turquie depuis une quarantaine d’années. Les deux affirmations sont valables.
Le second élément problématique, c’est l’existence d’un prétendu piège tendu par l’AKP pour attirer le pays dans la violence. Une telle erreur peut passer inaperçue aux yeux d’un citoyen français qui ne connait pas la Turquie, mais pour quelqu’un qui y vit, c’est risible. Durant son précédent mandat le gouvernement AKP a entamé des négociations avec le P.K.K. en vue de faire cesser la violence terroriste sur le territoire. Ce processus appelé « processus de résolution » (çözüm süreci) en Turquie a valu d’intenses critiques au Gouvernement turc accusé de pactiser avec l’ennemi. Surtout, une des critiques les plus vives et qui a valu l’échec aux précédentes législatives était les failles dans la sécurité intérieure, notamment dans l’Est du pays où la population kurde qui ne sympathisait pas avec le P.K.K. subissait des violences allant jusqu’à l’assassinat. C’est donc au prix de la sécurité intérieure du pays et du risque du détournement de ses électeurs nationalistes vers le M.H.P. (formation politique nationaliste) que le gouvernement A.K.P. a entrepris les négociations. Dans un tel climat, attirer le pays dans le cercle de la violence obéit à une logique suicidaire car il n’y’a aucun doute à affirmer que l’A.K.P. serait tenu premier responsable de la montée en puissance du P.K.K. se permettant des attentats dans tout le pays, qui plus est, au passage, avec des armes dont la provenance choquerait encore plus les lecteurs français et allemands.
Ces éléments m’ont mené à un retour en arrière, au 12 septembre 1980, date du coup d’Etat militaire qui a mené à la rédaction de la problématique Constitution turque actuelle. Au journal télévisé du 20 heures, P.P.D’A., alors encore jeune, présente les informations : « Les funérailles d’un homme politique, un spectacle quotidien en Turquie. Le terrorisme et les assassinats font une vingtaine de morts par jour. C’est la première raison qui a poussé l’armée à prendre le pouvoir. (…) La vie politique était bloquée à Ankara et c’était même l’armée qui devait assurer la protection des dirigeants. ». Le journal télévisé évoque un problème de terrorisme et affirme la nécessité d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre. Le coup d’Etat s’en retrouve légitimé. Heureusement, contrairement aux articles que nous pouvons lire aujourd’hui, le journal a l’honnêteté de nommer terrorisme ce qui est terrorisme. Pour le P.K.K., le terme « rébellion » est préféré désormais, c’est une erreur grotesque. Le terrorisme de Daesh pourrait-il être qualifié de rébellion ? Actuellement, la Turquie est de nouveau victime du terrorisme, aussi bien de Daesh que du P.K.K., mais très étrangement les mesures entreprises par le Gouvernement pour rétablir l’ordre et assurer la sécurité ont été interprétées comme des mesures liberticides de l’A.K.P. pour établir une pression sur le peuple.
Avançons un peu dans le temps, à la veille du coup d’Etat post-moderne du 28 février 1997. Une proposition de résolution avait été déposée devant l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 25 février 1997, nous pouvions y lire : « 7. (…) des milliers de personnes ont été emprisonnées alors qu’elles n’avaient d’arme rien de plus violent qu’une plume ou un microphone (selon le rapport d’Amnesty International). (…) Il est toujours impossible pour la population kurde et d’autres minorités d’avoir leurs propres représentants politiques démocrates – interdits en tant que tels- et le seul parti légal qui recueille l’approbation de la majorité du peuple kurde, l’Hadep est poursuivi en justice depuis 7 mois (…) 11. Tout aussi grave est le sort de plusieurs millions de réfugiés au niveau national, originaires d’environ trois mille villages qui ont été détruits ou incendiés (données de l’IHD) et qui vivent, à présent, dans des bidonvilles à la périphérie de toutes les agglomérations turques, généralement privés de tout droit civil ou politique du fait de leur refus de se faire inscrire comme résidents de la ville où ils sont contraints de vivre. ». Une fois de plus, nous retrouvons une fâcheuse tendance à interpréter les événements se déroulant dans un pays, non seulement avec une grille de lecture faussée, mais en plus avec des oublis intentionnés qui démontrent une absence de sincérité dans la défense des droits et libertés fondamentaux. La plume ou le microphone considérés inoffensifs ont causé de terribles souffrances en Turquie. Ils ont provoqué l’exclusion, la discrimination sur des groupes entiers de personnes. Ils ont déversé des foules dans les rues qui se sont attaqués mutuellement. Ils ont désigné des cibles humaines qui ont été assassinés. Alors, non, la plume ou le microphone ne sont pas toujours des armes inoffensives. De nouveau, l’Europe se désole du sort de journalistes emprisonnés, sans se demander ce que font ces journalistes ou de quel groupe illégal ils font partie. Sans doute, ces mêmes « défenseurs des droits et libertés » ont oublié que l’actuel Président de la République turque, Recep Tayyip Erdogan a été emprisonné pendant dix mois pour avoir lu un poème. Reprenons les termes de la proposition de résolution, l’interdiction du parti pro-kurde est évoquée, c’est au gouvernement A.K.P. que revient le mérite d’avoir encadré le statut du H.D.P. en lui permettant de participer aux élections et donc au jeu politique du pays, en essuyant en plus de graves critiques pour avoir autorisé un parti se présentant comme le prolongement du P.K.K. à pouvoir se présenter aux élections. De plus, il est question du sort des réfugiés. Une fois de plus, en risquant sa sécurité intérieure, en risquant la perturbation de son ascension économique, la Turquie, en appliquant la politique de la porte ouverte accueille depuis des années des millions de réfugiés. Certains quartiers d’Istanbul ont profondément changé d’identité. Partout, des commerces tenus par des Syriens, des Irakiens ont fleuri. Invitons le lecteur à s’imaginer une telle situation en France, et demandons-nous quel serait le sort du pays. Les progrès sont notables par rapport à 1997. (Il faut noter aussi que la présence d’un nombre important de réfugiés arabes est un élément majeur qui peut remettre en cause le modèle si obsolète d’Etat-Nation de la Turquie. Nous y consacrerons prochainement un article.)
Mais la proposition de résolution de 1997 n’évoque pas la pression politique exercée par l’armée sur le gouvernement élu de l’époque. Elle ne déplore pas cette ingérence politique d’une institution chargée seulement de la défense du pays. Preuve d’une malhonnêteté inavouée.
Il nous revient dès lors de dégainer l’arme de la plume dont il est question dans la proposition de 1997 pour présenter aux Français et Françaises, une lecture honnête et sincère de ce qui se passe en Turquie.
J-M.Efe